Alvar Aalto vu par Shigeru Ban

Shigeru Ban est de près de soixante ans le cadet d’Alvar Aalto, mais a été inspiré par ce dernier à plus d’un niveau. De son côté, Aalto chercha de l’inspiration dans l’architecture traditionnelle japonaise dès les années trente.

Né en 1957, Shigeru Ban est de près de soixante ans le cadet d’Alvar Aalto, mais a été inspiré par ce dernier à plus d’un niveau. De son côté, Aalto chercha de l’inspiration dans l’architecture traditionnelle japonaise dès les années trente.

Plus de soixante-dix ans après l’exposition londonienne de son mobilier à Fortnum & Mason de 1933, le Barbican Centre de Londres organise en 2007 une grande rétrospective de l’œuvre d’Alvar Aalto.

La particularité de cette présentation tient au fait que l’architecte japonais Shigeru Ban en est le commissaire principal et le scénographe, y incluant quelques-unes de ses réalisations ainsi que des maquettes analytiques de l’œuvre d’Aalto réalisées par ses élèves à l’Université Keio de Tokyo.

Né en 1957, il est de près de soixante ans le cadet de l’illustre Finlandais, mais a été inspiré par ce dernier à plus d’un niveau. De son côté, Aalto chercha de l’inspiration dans l’architecture traditionnelle japonaise dès les années trente. Enfin, il est bien connu qu’actuellement les Japonais connaissent un véritable engouement pour l‘architecture et le design du maître finlandais. Cette exposition offre l’occasion de se pencher sur le lien – à la fois frappant et subtile – qui unit Alvar Aalto à la culture japonaise.

" Communion avec la nature "

En 1935, Aalto fit un discours lors de la réunion annuelle de l’Association suédoise des arts et métiers, dont le thème était “le rationalisme et l’homme”. Vers la fin de sa conférence, il prononça les paroles suivantes : “Il existe une culture qui, même dans ses phases traditionalistes, oui, même dans les périodes marquées par l’artisanat, a fait preuve, vis-à-vis de l’individu, de beaucoup de tact et de délicatesse. Je fais allusion ici à certains secteurs de la culture japonaise qui, avec une gamme limitée de matériaux bruts et de formes, a doté l’homme de l’aptitude à créer avec virtuosité des variations, des combinaisons, des renouvellements presque quotidiens. La grande prédilection de la culture japonaise pour les fleurs, les plantes, les objets naturels en est en soi un exemple. La communion avec la nature, avec ses perpétuelles modifications est un mode de vie qui s’accommode difficilement de concepts par trop formalistes”(1).

Aalto s’est en effet familiarisé avec l’architecture et l’esthétique japonaise à travers des livres sur le sujet, tels que Das Japanische Wohnhaus de Tetsuro Yoshida, publié en Allemagne en 1935, ainsi que Houses and People of Japan de Bruno Taut de 1937. Les Aalto entretenaient également des liens d’amitié avec le premier ambassadeur du Japon en Finlande et sa femme, qui leur offraient des livres et même un kimono qu’Aalto aimait porter le matin à son agence dans sa maison d’Helsinki (2). Une autre source possible était l’exposition consacrée au Japon par le Musée national d’ethnographie de Stockholm en 1931 et une maison de thé japonaise construite dans le même musée en 1935 (3).

Ces influences se font sentir dans les constructions d’Aalto dès cette période, notamment dans l’usage de bambou et de fibres végétales dans sa maison d’Helsinki de 1935-1936 et dans le pavillon finlandais de l’Exposition internationale de Paris en 1937, ainsi que dans les écrans en bois à claire-voie au restaurant Savoy en 1937. Le livre de Yoshida aurait servi de modèle direct pour le dessin de plusieurs éléments de la Villa Mairea (1938-1939), dont l’entrée principale, la porte coulissante près du grand escalier et la porte en verre menant au jardin d’hiver. Ce jardin d’hiver reprend plusieurs caractéristiques d’une maison de thé japonaise. Le jeu de poutres brutes et de jonctions à l’aide de racines d’épicéa que l’on peut observer autour du sauna, notamment, évoquent également fortement l’esthétique à la fois rustique et raffinée du Japon traditionnel (4).

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Photo: Dede Leoncedis/flickr.com, ccby2.0

Ces méthodes de construction puisent également dans la tradition finlandaise, en particulier celle des maisons en bois de la Carélie. L’organisation des espaces dans les fermes traditionnelles s’apparente par ailleurs en plusieurs points à celle des maisons de thé japonaises. Il y a une sensibilité à la nature et aux matériaux qui unit ces deux cultures, pourtant si éloignées et différentes à beaucoup d’égards. Pour Aalto, la connaissance de la culture japonaise l’aida à s’affranchir des dogmes de l’architecture rationaliste et lui révéla la valeur des traditions finlandaises, jusque-là occultée par le style international chez les architectes du mouvement moderne.

Il est intéressant de noter qu’en 1935, l’architecte Gustaf Strengell écrivit à propos de la Bibliothèque de Viipuri :

“L’aménagement intérieur du bâtiment affiche des caractéristiques japonaises en plusieurs endroits. Observez les couleurs claires, légères qui confèrent aux espaces non seulement leur qualité aérienne charmante, mais un véritable parfum. L’accent japonais apparaît en particulier dans le choix de bois clair – bouleau, pin, hêtre – pour les revêtements et le mobilier, ce qui est encore plus frappant dans le traitement des surfaces lisses. À la façon japonaise, elles ne sont pas du tout traitées mais laissées “dans leur état naturel”, ce qui est à la fois attrayant pour le regard et plaisant au toucher, bien que probablement pas très bien considéré du point de vue pratique" (5). La Bibliothèque de Viipuri, construite entre 1927 et 1935, n’est pas un bâtiment que l’on considérerait aujourd’hui comme particulièrement “japonais” et l’usage de bois blond non traité paraît plus proche de l’esthétique scandinave que nipponne. Cependant, au milieu des années trente, ce n’était pas encore le cas, ce qui permet de placer les réalisations d’Aalto dans le contexte de leur époque et d’en percevoir l’originalité.

Toute sa vie, Aalto restera fidèle à son admiration pour l’esthétique japonaise et l’intégrera de façon subtile dans bon nombre de ses bâtiments. À titre d’exemple, la Maison Louis Carré, construite à Bazoches-sur-Guyonne de 1956 à 1959, était dotée de portes en bois à claire-voie et de panneaux garnis de papier coulissant devant les baies vitrées du séjour. L’historien d’art allemand Will Grohmann, qui prépara un livre sur la maison, écrivit en 1965 qu’elle lui “rappelle les villas impériales à Kyoto” (6).

Humanisme et responsabilité sociale

Shigeru Ban a acquis une renommée internationale pour ses bâtiments faits de tubes de carton et de matières naturelles, tels que le pavillon japonais à l’Exposition universelle de Hanovre en 2000, ses maisons destinées aux victimes de catastrophes naturelles et le Centre Pompidou de Metz (ouverture 2010). Un fait moins connu est que son usage de tubes de carton remonte à sa scénographie pour l’exposition consacrée à Alvar Aalto par la galerie Axis de Tokyo en 1986. N’ayant pas le budget nécessaire à la réalisation d’un décor en bois, il décida d’utiliser des tubes en carton dont la couleur neutre et la texture douce lui rappellent Aalto (7). Par la suite, il développa ce matériau bon marché, flexible en production et recyclable afin de le rendre assez solide pour servir comme élément structurel – le rendant en outre ignifuge et imperméable à l’eau –, avec la certitude qu’il tenait là un futur matériau de construction.

Quant à sa connaissance de l’œuvre d’Aalto, elle remonte à 1984, lorsqu’il visita la Finlande pour la première fois en tant qu’assistant de Yukio Futagawa, photographe et éditeur de la revue GA. Pour lui, ce fut un choc de découvrir ses bâtiments dans leur environnement naturel, “un espace créé pour compléter son contexte. C’est le genre d’espace que l’on ne peut pas comprendre à travers des photographies ou un texte dans un livre ; l’on doit en faire l’expérience sur place pour en saisir la qualité” (8). D’après Ban, sans cette rencontre avec l’œuvre d’Aalto et son usage de matériaux naturels et locaux, ses formes organiques et son esprit de recherche, il n’aurait jamais pu développer son propre style.

Ce n’est que plus tard qu’il découvrit un autre aspect du travail de l’architecte finlandais qui le toucha profondément et qui le décida à monter l’exposition au Barbican Centre, dont la préparation a duré quatre ans (9). Il s’agit de son engagement humaniste et de ses constructions destinées aux victimes de la deuxième guerre mondiale en Finlande. Aalto disait lui-même vouloir construire pour le “petit homme” (10) et son architecture est souvent considérée comme humaniste, dans le sens où l’usager est placé au centre de sa conception architecturale.

Dès 1937, il dessina des maisons préfabriquées pour des ouvriers de l’industrie du bois, nommées “Système A”. Durant la guerre, il fut responsable de l’Office de la reconstruction et développa des maisons nommées “Système AA”, en collaboration avec l’entreprise Ahlström. Ces maisons de bois furent certes standardisées et préfabriquées, mais Aalto appliqua une “standardisation flexible”, permettant d’individualiser et d’humaniser les bâtiments. Peu documentées jusqu’à présent, mais toujours habitées et choyées, ces maisons ont été photographiées dans leur état actuel pour l’exposition.

Shigeru Ban est aussi de l’avis que l’architecte porte une responsabilité dans la société dans laquelle il vit. Il est engagé depuis 1995 aux côtés du Haut commissariat pour les réfugiés des Nations Unies et a conçu des abris en tubes de papier au Rwanda, au Japon, en Turquie, en Inde et au Sri Lanka, notamment, pour des victimes de guerre, de tremblements de terre, de cyclones et de tsunamis. Ces abris sont solides et dans des zones sismiques ils ne présentent pas de danger pour la population en cas de reprise des tremblements.

Certaines constructions temporaires sont devenues permanentes, telles que l’Eglise en papier de Kobe au Japon, adoptée et entretenue par la population locale. Pour Shigeru Ban, la notion de permanence reste très relative : “Si un bâtiment n’est pas aimé par les gens, il ne survivra pas, qu’il soit fait de matériaux solides ou pas” (11). Et il rejoint pleinement la vision humaniste d’Aalto : “Il est particulièrement important de donner du confort aux personnes qui sont en détresse. Ayant travaillé dans ce domaine depuis de nombreuses années, ce facteur psychologique m’a frappé ; la touche humaine est primordiale” (12).

Aalto et le Japon d’aujourd’hui

Parmi les visiteurs de la Maison d’Aalto à Helsinki, ouverte au public depuis 2002, environ 30 % sont des Japonais. La renommée du maître finlandais ne cesse de grandir au pays du soleil levant. Quelles seraient les principales causes de cet engouement ? Selon Naomi Miwa, éditrice et assistante de Yutaka Saito, la clef se trouverait dans une simplicité partagée ainsi que dans l’interaction et l’harmonie avec la nature, l’environnement et le climat. Elle fait remarquer qu’Aalto est particulièrement apprécié parmi les architectes du nord du Japon, à Hokkaido par exemple, à cause des similitudes climatiques : “Son approche du design et ses solutions adaptées aux climats rudes leur parlent” (13).

Pour Tomoko Sato, commissaire de l’exposition au Barbican, il s’agirait plus de similarités spirituelles, dans la manière de penser et dans le processus créatif, que d’influences directes. “Quand j’ai visité la Villa Mairea pour la première fois, je me suis sentie à l’aise et j’ai eu un sentiment de déjà vu. Des Finlandais m’ont dit avoir éprouvé la même chose lorsqu’ils ont visité des maisons de thé traditionnelles ou des temples au Japon”(14). Elle évoque également la sensibilité à la nature et aux matériaux naturels et souligne que les Finlandais sont un peu à part dans leur environnement géographique, tout comme les Japonais. “Aalto, mieux que tout autre, a adopté des éléments de l’architecture traditionnelle japonaise de façon tout à fait naturelle, ce qui fait que nous éprouvons un sentiment de familiarité dans ses bâtiments, bien que situés dans un contexte différent du nôtre”.

Notes

1. Conférence du 9 mai 1935, traduction française publiée dans Alvar Aalto, de l’œuvre aux écrits, Centre Georges Pompidou, 1988, p. 135.
2. Voir Schildt, Göran, Alvar Aalto, the Decisive Years, New York, 1986, p. 107 ; Pallasmaa, Juhani, “Image and Meaning”, Alvar Aalto. Villa Mairea, Helsinki, 1998, p. 98, et “Rationality and Domesticity”, Alvar Aalto. The Aalto House 1935-36, Helsinki, 2003, p. 74.
3. Cette maison de thé aurait aussi inspiré de nombreux architectes danois selon Fred Thompson, professeur à l’Université de Waterloo. Cf. J. Pallasmaa, op. cit., 1998, p. 98.
4. Cf. Saito, Yutaka, Villa Mairea. Alvar Aalto, Tokyo, 2005, p. 29-30.
5. Cité par G. Schildt, op.cit., 1986, p. 114.
6. Livre d’or du 2 octobre 1965, Collection Maison Louis Carré.
7. “Encounters with Aalto”, entretien avec Shigeru Ban par Tomoko Sato et Jun Matsumoto, Alvar Aalto Through the Eyes of Shigeru Ban, Londres, 2007, p. 68.
8. Idem, p. 66.
9. Shigeru Ban, discours d’inauguration de l’exposition, Londres, le 21 février 2007.
10. “Art et technique”, discours prononcé à l’occasion de sa réception à l’Académie de Finlande, le 3 janvier 1955; traduction française dans Alvar Aalto, de l’œuvre aux écrits, op. cit., 1988, p. 170.
11. Entretien avec Shigeru Ban, op. cit., 2007, p. 74.
12. Idem, p. 101.
13. E-mail à l’auteur du 27 février 2007.
14. Conversation avec l’auteur le 6 mars 2007.

Liens (en anglais):

Alvar Aalto foundation

Par Ásdís Ólafsdóttir, mars 2007