À Helsinki, un monument adoré de tous retrouve son état d’origine

Nous avons visité un atelier à l’emplacement tenu secret où la vénérable sculpture Havis Amanda est soumise à un projet de restauration programmé pour toute une année. Elle retrouvera son perchoir proche du port d’Helsinki en août 2024, ceci s’accompagnant d’un nouveau dispositif destiné à protéger la sculpture au cours des festivités collectives les plus importantes ayant lieu à cet endroit.

C’était l’automne 1908. Les esprits s’échauffaient à Helsinki alors qu’une controverse artistique – on pourrait même parler de scandale – était en train d’éclater au sujet d’une nouvelle fontaine conçue par Ville Vallgren (1855-1940).

Haute de cinq mètres, sa fontaine sculpturale ornée de détails finement ciselés présentait une femme nue à la beauté gracieuse entourée d’otaries et de poissons cracheurs d’eau, le tout au milieu d’un large bassin circulaire.

Ce sculpteur finlandais s’était fait sa place dans les milieux artistiques de Paris, où son activité créatrice était soutenue et où il remporta un Grand Prix à l’Exposition universelle de 1900. Cependant, il était désormais accusé d’avoir imposé au public finlandais des œuvres d’art étrangères indécentes.

Le point de ralliement des festivités

Un groupe de personnes réunies en cercle et attachées à des harnais suspendus par des cordes entoure la partie supérieure d'une statue de femme tandis qu’en contrebas, une assistance nombreuse regarde en direction de la statue.

Hourra ! Tous les ans le 30 avril, des étudiants harnachés suspendus à une grue coiffent la statue d’Havis Amanda d’une casquette de bachelier : c’est ce geste qui donne le top départ des festivités du Premier mai finlandais. Photo : Jussi Nukari/Lehtikuva

Vallgren avait indiqué que la statue représentait une jeune fille qui s’est noyée en mer mais qui en ressurgit un instant sous la forme d’une sirène pour jeter un dernier regard sur l’océan. Il suggéra pour son œuvre le nom moitié suédois, moitié latin Havis Amanda, ce qui peut se traduire par « la bien-aimée de la Mer ».

« Cette statue est un symbole de notre ville », commente Mikko Lindqvist, architecte en titre du Musée municipal d’Helsinki. « Helsinki est une ville qui semble surgie de la mer, tout comme Havis Amanda émerge des remous que fait l’eau dans le bassin de la fontaine. »

Très tôt, une tradition s’est développée voulant que les étudiants viennent déposer en grande cérémonie une casquette de bachelier sur la tête d’Havis Amanda afin de marquer le lancement les festivités du Premier mai (ou de Vappu, nom que porte cette fête en langue finnoise). Au cours des dernières décennies, le site est devenu par ailleurs le point de ralliement des festivités d’après-match auxquelles donne lieu chaque victoire finlandaise à tel ou tel grand événement sportif, par exemple les championnats du monde de hockey sur glace.

NDLR : nés d’une initiative de VoicilaFINLANDE, les émojis nationaux finlandais illustrent les festivités en question à travers l’émoji intitulé « Torilla tavataan » (« On se voit sur la place du marché ! »), où la statue d’Havis Amanda est représentée entourée de fans agitant des petits drapeaux.

De vives réactions

Une femme tenant un pinceau dans ses mains est debout dans un atelier face à une statue en métal représentant une figure féminine.

Polina Semenova du Musée municipal d’Helsinki est conservatrice en chef du projet de nettoyage et de restauration d’Havis Amanda.
Photo: Kirsi-Marja Savola

Vallgren coula sa sculpture en bronze en 1906 à Paris, où elle fut acclamée au Salon avant d’être expédiée à Helsinki. L’œuvre y eut droit à un emplacement d’exception sur la place du Marché de la ville, à quelques pas du port.

Les réactions – favorables aussi bien que défavorables – furent vives. Les défenseurs du monument le comparèrent à la Naissance de Vénus de Botticelli, qui représente elle aussi une figure féminine sortant de la mer.

La protoféministe Lucina Hagman, qui était devenue l’une des premières femmes parlementaires au monde en 1907, exigea que la statue fût retirée, la qualifiant de « dégoûtante et obscène ».

Certains commentateurs se plaignirent par ailleurs du fait que l’œuvre n’avait rien de finlandais, désignant les otaries et les poissons qui y étaient représentés comme des espèces exotiques. Enfin, la figure féminine avait été réalisée d’après deux modèles parisiennes.

Pour le simple plaisir

Sur une place bordée de bâtiments visibles à l’arrière-plan, plusieurs dizaines d'enfants et d'enseignants sont rassemblés autour d'une statue en métal posée sur un haut piédestal.

Des enfants en sortie scolaire font halte devant la statue d’Havis Amanda pour en apprendre plus sur celle-ci.
Photo : Martti Kainulainen/Lehtikuva

Finalement surnommée Manta, il s’agissait de la première œuvre d’art public de ce type à avoir été créée dans la Finlande d’avant l’indépendance, alors que le pays avait encore à l’époque statut de grand-duché autonome rattaché à l’empire russe, une situation qui perdura jusqu’en 1917.

Comme le dit la conservatrice en chef de la fontaine Polina Semenova du Musée municipal d’Helsinki, « Cette œuvre a été chez nous la première statue réalisée pour le simple plaisir de la création. C’était plutôt discutable pour certaines personnes dont l’argument était : pourquoi gaspillons-nous de l’argent pour ça ? »

Lindqvist précise pour sa part : « Même si l’œuvre a commencé par être considérée comme provocatrice en 1908, le public l’a rapidement appréciée et adoptée. Les étudiants ont pris alors l’habitude de se rassembler autour de Manta pour célébrer le Premier mai, une tradition toujours d’actualité de nos jours. Quant aux fans de hockey sur glace et d’autres sports, ils se réunissent eux aussi souvent autour d’Havis Amanda pour fêter les titres internationaux de la Finlande dans une ambiance carnavalesque débridée. »

Les supporters sportifs qui avaient pris l’habitude de grimper sur la statue ont toutefois fini par endommager sa structure au fil des années : c’est l’une des raisons pour lesquelles l’œuvre est aujourd’hui en cours de conservation.

Un air plus pur

Dans un atelier, une femme agenouillée est en train d’observer un socle sculpté surmonté d’une statue en métal représentant une figure féminine.

Avec ses collègues conservateurs, Polina Semenova a eu l’occasion de découvrir à la base de la statue des détails et des subtilités qu’il n’était habituellement pas possible de distinguer.    Photo: Kirsi-Marja Savola 

C’est en mai 2023 que Semenova supervisa le transport de la fontaine vers un endroit tenu secret situé non loin d’Helsinki pour un traitement de restauration comprenant notamment un nettoyage au laser et un lustrage destinés à protéger l’œuvre et lui rendre sa couleur foncée unie.

« Dans les années 1970 et 1980, la patine avait pris progressivement une coloration bleue-verte en raison de l’augmentation du trafic et de la pollution de l’air », explique Semenova. « Heureusement, l’air de la ville est redevenu plus pur depuis. »

Conserver, protéger

Un gros plan présente deux mains gantées en train d’utiliser une brosse pour nettoyer les motifs en forme de feuilles présents autour d'une partie de la base d'une sculpture en métal.

Le minutieux processus de conservation auquel est soumise la statue d’Havis Amanda la tiendra éloignée plus d’un an de son emplacement habituel sur la place du Marché d’Helsinki.
Photo: Kirsi-Marja Savola

Les restaurateurs n’ont découvert aucun dommage majeur au cours du processus de restauration, bien qu’ils aient détecté des rayures et de petites fissures, ainsi qu’un trou grossièrement percé près des pieds d’Amanda, apparemment pour un projet d’éclairage abandonné depuis longtemps.

« Une partie de la base de la structure, que nous appelons dans notre jargon la « galette », était un peu étirée à cause du poids des gens qui se mettaient à plusieurs pour sauter dessus, nous y avons donc soudé quelques joints pour soutenir l’ensemble », explique Semenova.

« Mais j’espère que les gens ne feront plus ce genre de bonds collectifs sur la fontaine. Elle sera désormais ceinte d’une gaine protectrice en bois chaque fois qu’il y aura une grande fête sportive. » Mais qu’en est-il de Vappu alors ? « Le Premier mai n’a pas posé de problème ces derniers temps, car la fête est bien organisée et les étudiants utilisent une grue pour déposer la traditionnelle casquette de bachelier sur la tête de Manta. »

Des jets d’eau plus spectaculaires

Une illustration montre la silhouette d’une statue et un groupe de personnes applaudissant et agitant des drapeaux.

Havis Amanda fait partie de la série des émojis nationaux finlandais, où elle figure sous le nom « Torilla tavataan » (« On se voit sur la place du marché ! ») : y sont représentés des supporters réunis autour de la statue, comme c’est le cas chaque fois que la Finlande remporte une grande compétition sportive.Illustration : VoicilaFINLANDE

La fontaine sera remise en service en août 2024, éventuellement avec des buses légèrement modifiées qui pourraient projeter davantage d’eau tout autour de la statue.

« Si vous regardez un certain nombre de photos anciennes, vous notez que les jaillissements d’eau étaient plus spectaculaires à l’origine, c’est donc ce à quoi nous espérons revenir », précise Semenova.

Les conservateurs ont trouvé une chevalière universitaire de l’année 1987 enfoncée dans un interstice du socle, ainsi que des pièces de monnaie du monde entier que les gens ont jetées dans la fontaine en faisant un vœu.

Ce petit quelque chose dans les yeux d’Amanda

Dans un décor d'atelier, une statue en métal représentant une figure féminine semble fixer l’objectif du photographe.

Après avoir observé Havis Amanda dans ses moindres détails, Polina Semenova dit « (la voir) comme une personne très douce et d’une grande gentillesse ».
Photo: Kirsi-Marja Savola

« Le nettoyage a révélé un grand nombre de jolis détails, comme des animaux intégrés au socle que je n’avais jamais remarqués auparavant, une sorte de calamar ou de pieuvre », dit-elle. « Nous avons également observé que deux des poissons sont manifestement censés être des mâles et les deux autres des femelles. Comme ce sont des éléments cachés que vous n’arrivez normalement pas à distinguer, il s’agit peut-être d’une sorte de clin d’œil malicieux de l’artiste qui ne faisait sens que pour lui seul. »

Au cours de l’hiver où la statue a séjourné dans l’entrepôt, Semenova a probablement passé plus de temps en tête-à-tête avec Manta que quiconque depuis Vallgren. Quel genre de personnalité cette célébrité très controversée lui semble-t-elle avoir ?

« Je la vois comme une personne très douce et d’une grande gentillesse », dit-elle. « Il y a quelque chose dans ses yeux qui traduit cela, mais qu’on n’arrive généralement pas à distinguer de si près. »

Par Wif Stenger, avril 2024

NDLR : Pendant qu’Havis Amanda se trouvera encore à l’atelier de restauration, les célébrations du Premier mai auront lieu en cette année 2024 sur la place des Citoyens d’Helsinki, située entre la Maison de la Musique et la Bibliothèque centrale Oodi. Nous croyons cependant savoir qu’un employé de l’atelier pourrait bien couronner la statue de la casquette blanche traditionnelle en ce jour spécial, histoire qu’Amanda ne se sente pas oubliée.