La Maison Louis Carré

La Maison Carré est la seule construction de l’architecte finlandais Alvar Aalto en France et une de ses très rares villas à l’étranger.

En juin 1959, le marchand d’art Louis Carré s’installa, avec sa troisième femme Olga, dans la maison élevée selon les plans d’Alvar Aalto à Bazoches-sur-Guyonne, dans les Yvelines. Œuvre totale entre architecture, mobilier et paysage, la Maison Carré est la seule construction de l’architecte finlandais en France et une de ses très rares villas à l’étranger.

" Avons beaucoup pensé à vous en nous réveillant dans votre belle maison ". Télégramme de Louis et Olga Carré à Alvar et Elissa Aalto, daté du 19 juin 1959.

Une rencontre fructueuse

Louis Carré et Alvar Aalto s’étaient rencontrés trois ans plus tôt, à la Biennale de Venise durant l’été 1956, où Aalto inaugurait son pavillon. Entre l’architecte – au seuil de sa renommée internationale, ayant atteint la pleine maturité de son art – et le galeriste – défenseur respecté de l’art moderne, établi à Paris et à New York – le courant est passé immédiatement. Comme l’a dit Carré lui-même, ils avaient " tous les deux une idée assez universelle de l’art ". En 1955, ce dernier avait acquis un lot de 21 terrains à Bazoches, en face de la propriété de son ami Jean Monnet, avec l’intention d’y construire une maison où vivre et exposer sa collection d’œuvres d’art. Au départ, il a pensé à Le Corbusier, qu’il connaissait bien, mais, redoutant son côté " béton ", il cherchait un autre architecte. Il aurait entendu parler d’Aalto par l’historien de l’art allemand Will Grohmann, par un collègue suédois, Gösta Olson, ainsi que par Fernand Léger, ami d’Aalto et artiste de la galerie.

À la suite de cette rencontre vénitienne, Louis Carré est parti en Finlande durant l’été 1956, où il a visité la Villa Mairea et d’autres réalisations d’Aalto, puis Alvar et Elissa se sont rendus en France pour voir le site. Celui-ci est en pente douce, en lisière de la forêt de Rambouillet, entre Versailles et Chartres. L’emplacement de la maison a été défini, ainsi que la forme du toit, car Carré ne voulait absolument pas un toit plat et Aalto était d’accord sur le fait qu’un toit en pente s’intégrerait mieux au paysage. Autrement, l’architecte recevait pratiquement carte blanche.

Construction et organisation

À l’automne 1957, les plans définitifs de la maison étaient prêts et la construction a débuté. Elissa Aalto était en charge du chantier et passait de longues périodes en France, jusqu’à l’inauguration à de l’été 1959 ; Alvar Aalto se rendait aussi régulièrement sur le site. Le cabinet d’architectes Marcel Roux était responsable de la construction côté français. Après avoir participé à l’élaboration des plans en Finlande, l’architecte suisse Marlaine Perrochet a suivi le chantier sur place, en particulier les aménagements intérieurs.

Lorsque l’on arrive au portail – conçu par Aalto en briques blanches et en cuivre – la maison n’est pas encore visible. Elle se laisse découvrir, à travers les arbres du parc, au détour d’un grand virage sur la route qui monte vers la maison. Les matériaux extérieurs étaient soigneusement choisis, car Carré voulait des matériaux nobles qui vieillissent bien : pierre de Chartres et briques blanchies pour les murs, ardoise bleue de Normandie pour le toit, lattes de bois – en teck ou en frêne – pour rythmer les ouvertures et les façades, cuivre pour les gouttières, les éclairages ainsi que le revêtement des colonnes extérieures.

Situé sur la partie supérieure du terrain, le bâtiment en épouse parfaitement la pente. Le rez-de-chaussée, organisé sur deux niveaux, est divisé en trois zones : publique (hall d’entrée, salon, bibliothèque, salle à manger), privée (trois chambres avec salles de bains et un sauna) et services (cuisine, office, salle à manger du personnel). À l’étage se trouvent les chambres destinées au personnel, une lingerie et une salle de bains ; le sous-sol renferme divers locaux de service et une cave à vins. Comparée à la Villa Mairea, par exemple, cette maison n’est pas très grande, mais elle possède d’indéniables qualités d’espace et d’organisation.

L’entrée principale se situe à l’ouest, la cuisine et les entrées de service se trouvent du côté nord. Le salon et la bibliothèque sont orientés au sud, avec une vue sur le jardin et les paysages alentour, tandis que les chambres et les salles de bains sont situés sur le côté est, bénéficiant du soleil matinal. Chaque pièce importante possède son espace extérieur : le salon et la bibliothèque donnent sur une terrasse ainsi que sur la pelouse du jardin, les chambres et les salles de bains sur des terrasses privées abritées par des murs coupe-vent. Ces terrasses sont invisibles depuis la route d’accès de même que depuis le reste du jardin, grâce à la perspective coupée par les escaliers en gradins. Ainsi une protection parfaite de l’intimité des occupants est assurée, un exemple parmi tant d’autres du soin constant que prenait Aalto des usagers de ses bâtiments.

Une maison cimaise

Louis Carré a dit qu’il voulait « une maison qui soit petite à l’extérieur et grande à l’intérieur ». En effet, lorsque l’on pénètre dans le hall d’entrée, on est frappé par la hauteur de la voûte en bois, qui culmine à 5 m, puis esquisse une courbe douce en direction des marches descendant vers le séjour. Seul élément architectural en forme libre, ce plafond confère une sensation de grandeur à toute la maison. L’éclairage à la fois naturel et artificiel, venant des hautes fenêtres situées au-dessus de la porte d’entrée ainsi que de trois grands luminaires suspendus, accentue ce sentiment d’espace clair et généreux, qui rappelle celui de certaines églises de l’architecte, construites durant la même période.

Dans ce temple de l’art moderne, tout est fait afin de favoriser la mise en valeur des œuvres d’art : des murs entiers couverts de toile peinte en blanc, un système complet de cimaises, des lampes dessinées spécialement pour éclairer les murs, telles que le plafonnier asymétrique du salon ou les suspensions en forme libre de la salle à manger.

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Photo: Andoni Esteban/flickr.com, ccby 2.0

Tout comme à l’extérieur, les matériaux de l’intérieur sont sélectionnés avec soin : pin rouge finlandais pour les plafonds du hall et du salon ainsi que pour le sauna (posés par des charpentiers finlandais), chêne pour les parquets et la bibliothèque, frêne et teck pour les portes, les colonnes et divers rangements, bronze et cuir pour les poignées de portes. De nombreux éléments du mobilier, des luminaires et des textiles ont été dessinés spécialement pour la maison, d’autres proviennent des catalogues d’Artek, le tout dans un effort constant de confort et de luxe discret.

Alvar Aalto a également conçu tout l’environnement extérieur : la route d’accès, le garage et le jardin, fait de pelouses aux contours libres, d’un petit bois destiné aux réceptions, de terrassements asymétriques et d’un petit théâtre grec. Au départ, près de la maison, il y avait même un carré de vignes, aujourd’hui disparu. Après l’installation des Carrés, Aalto a continué à compléter des éléments, tels que les éclairages extérieurs en bronze, les mâts à drapeaux et surtout – de 1961 à 1963 – la piscine découverte chauffée et ses vestiaires.

Les " belles proportions "

" Pour moi, le seul luxe, ce sont les belles proportions ". Louis Carré, cité par Alvar Aalto dans une lettre à Will Grohmann, datée du 10 août 1966.

Durant tout le processus de construction, Louis Carré a fait plusieurs voyages en Finlande, notamment pour choisir le mobilier chez Artek. Le galeriste était très impliqué dans l’aménagement, engageant lui-même des recherches afin de trouver les bons carreaux de faïence ou le ton juste pour le revêtement de sol. Il écrivait de nombreux courriers pour discuter de détails divers, qu’ils soient grands ou petits. En mars 1958, dans une lettre de New York, il dit avoir " déjà visité bon nombre de salles de bains d’amis avec un mètre dans [sa] poche ".

Alvar Aalto parlait de la " collaboration personnelle, dans le sens le plus étroit, (…) nécessaire pour faire naître les bases d’un ensemble architectural ". Plus qu’un collaborateur, Louis Carré fut un commanditaire de poigne et de passion, n’hésitant pas à renvoyer les entrepreneurs qui ne respectaient pas scrupuleusement les consignes de son architecte. Il fut à tel point conscient de la valeur de la maison en tant qu’œuvre globale, qu’il n’y intégra pour ainsi dire aucun meuble ancien ou lui ayant appartenu auparavant, laissant le soin à Alvar et à Elissa Aalto d’aménager entièrement les intérieurs.

Le résultat est une villa unique, fruit de la rencontre et de l’entente entre deux hommes d’exception. Entre deux cultures également : tout en transposant sa conception de l’espace et des proportions dans un style reconnaissable qui lui est propre, Alvar Aalto a parfaitement intégré sa maison dans la douceur du paysage d’Île-de-France et a pris en compte les demandes et le style de vie de son maître d’ouvrage. Comparée aux villas finlandaises d’Aalto, la Maison Carré possède une French touch dans le caractère protecteur de son toit et de ses volets, dans l’intimité de ses espaces ainsi que dans la chaleur de ses matériaux. Le mot de la fin revient à l’architecte finlandais : " La préparation du terrain, si généreuse, a ouvert des possibilités incroyables et une liberté rarement rencontrée pour créer l’atmosphère d’ensemble : maison et paysage dans une conception unique ".

 

Bibliographie

  • Correspondance concernant la Maison Carré, Archives nationales, Paris et Fondation Alvar Aalto, Helsinki.
  •  Entretien de Louis Carré avec Irmelin Lebeer, le 24 juillet 1967, extraits publiés in Christian Derouet, " Histoire d’une maison ", Galerie Louis Carré. Histoire et Actualité, 2000, p. 49-54.
  • " La Maison Carré ", Arkkitehti, 3/1961, p. 45-66. 
  • Ólafsdóttir, Ásdís, " Connu dans le monde entier : Alvar Aalto designer international ", Alvar Aalto Designer, Gallimard, Paris, 2003, p. 22-25. 
  • Schildt, Göran, Alvar Aalto. A Life’s Work – Architecture, Design and Art, Otava, Helsinki, 1994, p. 199-201.
 

Liens :

(en anglais)

Par Ásdís Ólafsdóttir, septembre 2007, mise à jour avril 2011